Par delà les murs
Je hais les haies
qui sont des murs
et les mûriers
qui font la haie
le long des murs.
Je hais les haies
qu'elles soient de mûres
qu'elles soient de houx !
Je hais les murs
qu'ils soient en dur
qu'ils soient en mou !
Je hais les haies
qui nous emmurent.
Je hais les murs
qui sont en nous !
Raymond DEVOS - Sens dessus dessous - Editions Stock
J'ai récupéré hier les poèmes à offrir lors des déambulations poétiques de début mars. Mise en voix, mise en bouche. Oui, Aifelle, certains poèmes sélectionnés ont été mis en musique, et je vais prévoir de les chantonner dans ma paille de souffleur de vers.
Comme dans ce texte de Raymond DEVOS, en quelques mots, réitérés, forgés, associés, les contours de la pensée se dessinent, et cela vaut largement les petites phrases de la "campagne" (ce mot-là aussi, tiens, il a de nombreuses acceptions ...) électorale.
J'ai pensé aux murs qui se sont dressés subitement en moi, le 13 septembre dernier, lorsque j'ai fait cet accident vasculaire cérébral, le matin, au saut du lit ... Impossibilité subite de parler, de dire mon nom, de nommer ce qui m'entoure. J'ai vu des murs, hauts ... Ceux qui m'isolaient du monde extérieur, ceux qui séparaient les deux hémisphères de mon cerveau, car ma pensée était néanmoins caracolante, ceux qui s'effondraient, pourtant longuement érigés comme des protections face aux agressions. Murée dans mon aphasie, mon non-dire. J'ai pensé que je ne pourrais plus travailler, que j'allais être un boulet pour la société, mais aussi que je ne pourrais plus dire les sentiments, l'abstraction, la poésie de l'existence, finalement. Car, j'ai vite compris qu'il n'était pas important de nommer un escalier, un robinet ou une fourchette ... mais le printemps, la reconnaissance, la passion, l'enthousiasme, la gratitude, le plaisir ??? Bien sûr, en y réfléchissant aujourd'hui, je sais bien que tout ne transite pas par les mots, surtout en musicienne que je suis aussi ...
Nous rêvons d'être passe-murailles ... Persiste, pour moi, le mur de la lecture, encore aujourd'hui. Je ne parviens pas à me concentrer suffisamment, les livres me tombent des mains, comme si aucune sensation ou aucune image ne s'en échappait plus ... En écoutant cette émission de Jean-Claude AMEISEN, j'ai approché ce mystère, en tout cas, j'ai trouvé une explication qui me convient : la lecture est une des expressions les plus extraordinaires de synesthésie. Et, pour le moment, ce faisceau de correspondances, ce réseau sensoriel est encore endommagé par mon accident cérébral. Il faut le raccomoder, reprendre confiance, remonter les lignes, comme les gars d'EDF après une tempête. Tempête de cerveau ... brainstorming !
« La lecture est une forme de synesthésie ordinaire. Nous transformons des signes abstraits en scènes visuelles. […]
Le monde subjectif est aussi un monde inter-subjectif – le monde de moi et de toi – et tracer une frontière entre les deux n’est pas facile, parce que les autres font partie de nous. »
Siri Hustvedt. La femme qui tremble
« Elle ouvrait le livre. Elle pénétrait dans l’histoire, sachant qu’elle en émergerait en ressentant qu’elle avait été immergée dans la vie des autres, dans des intrigues qui traversaient le temps, son corps empli de phrases et d’instants, comme si elle s’éveillait d’un sommeil avec une pesanteur causée par des rêves oubliés ».
Michael Ondaatje. Le Patient anglais
Nous sommes faits de mots, dits, entendus, lus. Ils sont notre chair, ou notre sang. Perdre les mots, c'est se sentir perdu. Ne dit-on pas, la barrière de la langue ?
Le jardin du futur est sur la ville. Il la contemple et par-delà contemple son grand paysage.
Trouver les ressources de franchir les murs, les démolir, les contourner ; les murs bâtis par les israéliens pour isoler les palestiniens, par les américains pour se protéger des mexicains, murs de la honte, muraille de Chine, murs de prisons, d'hôpitaux, murs de la psychiatrie ou de la vieillesse.
Murs du son,
Murs comme censures de la presse, toujours les mots à museler.
Le ciel est par-dessus le toit ...