Fleur de carotte
De retour, ce soir ... Enfin, voir le ciel d'hiver au dessus de la campagne, débarrassé des lumières des villes.
En plein dans le pare-brise : Orion, cette constellation préférée, qui me ramène toujours à l'éblouissement provoqué, lycéenne, par les lectures de GIONO. Cette énergie vitale, cette dimension onirique, poétique, et cette communion primitive avec la nature.
Le retour d'Orion, après des semaines de grisaille. Froid, cristal, scintillement de Bételgeuse, limpidité.
" Jourdan, tu te souviens d'Orion-fleur-de-carotte ? "
- Je me souviens.
- Tu m'as demandé : " N'as-tu jamais soigné les lépreux ? "
- Je me souviens comme d'hier.
- Alors je t'ai dit : " Regarde là-haut, Orion-fleur-de-carotte, un petit paquet d'étoiles."
Jourdan ne répondit pas. Il regarda Jacquou, et Randoulet, et Carle. Ils écoutaient.
Et si je t'avais dit "Orion" tout seul, dit Bobi, tu aurais vu les étoiles, pas plus, et, des étoiles, ça n'était pas la première fois que tu en voyais, et ça n'avait pas guéri les lépreux cependant. Et si je t'avais dit : "fleur de carotte" tout seul, tu aurais vu seulement la fleur de carotte comme tu l'avais déjà vue mille fois sans résultats. Mais je t'ai dit :" Orion-fleur-de-carotte", et d'abord tu m'as demandé : " Pardon ? "pour que je répète. Alors, tu as vu cette fleur de carotte dans le ciel et le ciel a été fleuri.
- Je me souviens, dit Jourdan à voix basse.
- Et tu étais déjà un peu guéri, dis la vérité.
- Oui, dit Jordan.
" Le monde se trompe, dit Bobi. Vous croyez que c'est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l'a dit. Moi, je vous dis que c'est ce que vous donnez qui vous fait riche. Qu'est-ce que j'ai, moi, regardez-moi."
Il se dressa. Il se fit voir. Il n'avait rien. Rien que son maillot et, dessous, sa peau. Il releva ses grands bras, agita ses longues mains vides. Rien. Rien que ses bras et ses mains.
" Vous n'avez pas d'autre grange que cette grange-là, dit-il en frappant sa poitrine. Tout ce que vous entassez hors de votre coeur est perdu ".
GIONO - Que ma joie demeure
BRASSAI - Giono à Manosque - 1967 (Europeana)